Le coupable idéal

Combien savent qu’en fait de constituer un délit, le harcèlement moral au travail est un risque psychosocial, consacré comme tel par le code du travail ?

Dès 2001, le Parlement européen établissait clairement un lien entre, d’un côté, le harcèlement moral au travail, et d'un autre côté, le stress ou le travail sous forte tension, une concurrence accrue, une sécurité professionnelle réduite, ainsi qu'un statut professionnel précaire *.

Dans la lignée des recommandations européennes, la loi de modernisation sociale de 2002 a consacré le harcèlement moral (volets préventif et répressif) avec l’objectif d’inciter les entreprises à faire de la prévention.

 

L’article L4121-2 code du travail pose à cet endroit que “L'employeur met en œuvre les mesures [nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs] sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

(…)

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral (…), tels qu'ils sont définis [à l’] article L1152-1 (…).”

Ledit article L1152-1 pose à son tour qu’”aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail.”

NB : cette précision “pour objet ou pour effet” implique que le harcèlement moral peut être constitué avec (“agissement…ayant pour objet…”) ou sans (“agissements…ayant pour effet…”) intention de nuire. 

L’employeur est tenu, au titre de la prévention du harcèlement moral au travail, d’une obligation de sécurité de résultat (de moyen renforcé pour être précis). Cela veut dire que le fait d’assurer aux salariés une sécurité mentale n’est pas une option. L’employeur doit mettre en œuvre une véritable politique de prévention des risques, qu’il doit combattre à la source (article L4121-2 du code du travail).

C’est bien beau la théorie...

Dans l’esprit du chaland, le harcèlement moral au travail est bien souvent le fait d’un méchant harceleur, à la personnalité perverse.

Certes, ça existe. Il y a des tarés partout. Dieu merci ils sont rares.

Cette représentation collective du harcèlement moral, centrée sur la personne du harceleur, pourrait avoir partie liée au contexte d’émergence du concept-même de “harcèlement moral” en France, lorsque parut à grand bruit le livre Le Harcèlement moral. La Violence perverse au quotidien de Marie-France Hirigoyen, en 1998. La publication de cet ouvrage accéléra sans nul doute l’adoption de la loi de 2002.

Cette conception du harcèlement moral au travail comme conduite individuelle déviante (également nourrie par sa consécration en infraction pénale en 2002, au même moment que le volet préventif) a tellement marqué les esprits que les juges eux-mêmes, finalement des êtres humains comme tout le monde, ont statué contra legem jusqu’en 2009, soit pendant 7 ans après l’adoption de la loi.

En 2009, la Cour de cassation a en effet retenu pour la première fois, pour qualifier le harcèlement moral, la possibilité de mettre en cause les méthodes de gestion et d’organisation du travail indépendamment de toute intention nuire (i.e. la volonté du méchant harceleur) (Cass. soc., 10 nov. 2009, n° 07–45321). Ce revirement a ouvert la voie à la prise en compte des facteurs organisationnels à l’origine du harcèlement au travail.

Cet arrêt a été confirmé par la cour d’appel de Fort-de-France en 2014, pour laquelle “des méthodes de gestion du personnel, assorties de pressions incessantes de directives contradictoires, peuvent, en ce qu’elles dépassent le management classique et en ce qu’elles sont susceptibles de générer un stress pour certains salariés, être considérées comme du harcèlement managérial”.

Depuis lors, la jurisprudence continue d’évoluer dans le sens de la reconnaissance de la dimension collective du harcèlement moral au travail, fondée sur l’organisation du travail, et en précise de plus en plus finement les contours. Les juges progressent indéniablement dans leur connaissance des problématiques liées à l’organisation du travail et des risques psycho-sociaux.

Pourquoi c’est important. 

 

Pour la prise de conscience que la prévention (primaire et obligatoire) du harcèlement moral en entreprise ne peut pas se limiter à faire des formations « cosmétiques » sur le sujet, à afficher les dispositions pénales contre le harcèlement (2 ans d’emprisonnement et 30.000 € d’amende pour le harceleur tout de même), à mettre en place un dispositif de traitement ad hoc des cas de harcèlement ou un dispositif d’écoute pour les victimes.

Bref, pour indiquer aux employeurs que la prévention secondaire (i.e. limiter les dégâts) ne suffit pas pour « combattre les risques à la source » (toujours l’article L. 4121-2 du code du travail), et qu’il en va de leur responsabilité-propre, et non de celle du harceleur désigné (sauf au pénal mais les contentieux prennent rarement cette direction).

La prévention primaire implique de questionner l’impact de l’organisation du travail sur la santé des salariés.

Il y a une nuance de taille entre « comportement harcelant par nature » et « comportement harcelant induit », ce dernier étant largement plus fréquent (et je dirais même, par ailleurs, entre « victime de harcèlement » et « personne qui se sent harcelée », mais c’est un autre débat. To be continued…).

Pour la petite histoire, il ressort d’une enquête sur le harcèlement au travail (Ipsos et Qualisocial, septembre 2022**) que 36% des managers ont le sentiment d’avoir été auteurs de harcèlement au travail au moins une fois au cours de leur carrière.

 

* Rapport du Parlement européen sur le harcèlement au travail (Andersson, 2001).

** Téléchargeable sur https://www.qualisocial.com/le-barometre-du-harcelement-au-travail-qualisocial-x-ipsos-2022/

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