Monnaie de singe
Françoise Giroud a dit : “La prostitution est un phénomène masculin”.
En France, 85% des prostitués sont des femmes. Elles sont à 93% étrangères, et pour la quasi-totalité sous la contrainte d’un proxénète ou d’un réseau de traite. Les prostituées sont par ailleurs surexposées aux violences de toutes sortes (verbales, physiques, psychologiques, sexuelles).
La prostitution est, selon l’adage populaire, “le plus vieux métier du monde”. Est-ce donc un phénomène naturel et inévitable ? une “fatalité” ?
Il y a quelques années de cela, des chercheurs de l’université de Yale ont mené des expériences sur des singes capucins. En introduisant la monnaie, les chercheurs ont observé que les singes avaient, face à la monnaie, des comportements et des biais cognitifs identiques à ceux des humains (aversion à la perte, épargne, vol…). De manière incidente, ils ont également observé un cas de prostitution : un mâle, ayant compris que la monnaie pouvait servir à acheter autre chose que de la nourriture, a donné une pièce à une femelle contre faveurs sexuelles. La femelle est ensuite allée s’acheter de la nourriture avec la pièce dument gagnée…
Ainsi de la prostitution et du libéralisme économique : les mâles achètent les faveurs sexuelles des femelles.
Les expériences avec les capucins relèvent des sciences comportementales. De la mécanique cérébrale. De ce point de vue, la prostitution pourrait être considérée comme un phénomène prévisible, normal.
Notre conscience morale, celle avec laquelle nous regardons la prostitution telle qu’elle se pratique aujourd’hui, nous place face à cette terrible ambivalence : devrait-on condamner ce qui, finalement, relèverait des pulsions animales, surtout si ça permet à des femmes de s’en sortir financièrement (mais s’en sortent-elles financièrement ? Et psychologiquement ?) ? Où le bât blesse-t-il ? Ces pulsions sont-elles irrépressibles ? Devraient-elles être réprimées ?
Les différents féminismes ne s’accordent pas sur le sujet, et notre propos n’est pas de répondre à ces questions. Le débat est, semble-t-il, sans fin.
Ce qui nous intéresse, c’est la tournure des évènements. A savoir, pourquoi la prostitution est, aujourd’hui, dans son âpre réalité, une violence faite (majoritairement) aux femmes.
Emma Becker, dans son roman La maison, raconte son immersion « active » dans une maison close en Allemagne, pour les besoins de son roman. Il s’agissait d’une expérience choisie, de la réalisation d’une sorte de fantasme personnel, sexuel et intellectuel (selon mon analyse). Au travers de cette expérience, elle n’a pas subi de violence. Cette histoire est anecdotique.
Nancy Houston, dans son essai Reflet dans un œil d’homme, ausculte les rapports hommes-femmes à la lumière, notamment, de l’industrie de la pornographie, de l’industrie de la beauté (la cosmétique et la chirurgie) et de la prostitution. Elle suggère que la femme serait partie-prenante, en quelque sorte victime consentante à la merci du regard de l’homme, dans une société de consommation dirigée par des hommes et pour des hommes, au service de la satisfaction de leurs pulsions.
Illustre selon moi le propos de l’auteure le succès du site Onlyfans, où des jeunes femmes vendent des photos d’elles plus ou moins dénudées à leurs abonnés.
Revenons-en aux pulsions. Lorsque l’entrée dans la prostitution est librement choisie, peut-on parler de “violence” ? Une amie professeure de stylisme me racontait qu’une année, dans son lycée professionnel, les très jeunes femmes décrochaient l’une après l’autre de la formation pour se consacrer à l’escorting, rémunérateur sans effort. Ceci après qu’un des élèves – homosexuel – revienne avec un beau sac, un beau matin…On imagine aisément que pour ces jeunes femmes, d’origine modeste, l’argent “facile” a pu représenter une voie d’émancipation financière, et, pour elles-aussi, un moyen d’assouvir leurs pulsions !
Quelle sacralité du corps humain, face à la liberté de disposer de son corps ? Face à la liberté que permet l’aisance économique ?
Les choses humaines, le dernier film du réalisateur Yvan Attal (adapté du roman du même nom de Karine Tuil), raconte le procès d’un jeune homme de très bonne famille et bien sous tous rapports, accusé de viol par la fille de l’amoureux de sa mère. Jusqu’à la dernière minute, le doute subsiste sur le consentement de la victime, par conséquent sur la culpabilité du jeune homme. Ce film, très troublant, interroge la banalisation de la culture du viol. Et la sacralité – ou l’absence de sacralité - du corps des femmes.
Pour finir ce kaléidoscope, je mentionnerais le Rapport annuel 2023 sur l’état des lieux du sexisme en France*, publié récemment par le Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes.
Le rapport indique – je cite – que “Malgré des avancées incontestables en matière de droits des femmes, la situation est alarmante. (…) le rapport dresse le constat d’une société française qui demeure très sexiste dans toutes ses sphères : les femmes restent inégalement traitées par rapport aux hommes, et elles restent victimes d’actes et propos sexistes dans des proportions importantes. De fait, le nombre et la gravité de ces actes augmentent, dans l’espace public, professionnel, privé, numérique… (…)”
Le rapport poursuit : “les biais et les stéréotypes de genre, les clichés sexistes et les situations de sexisme quotidien continuent d’être banalisés. Ils restent de ce fait partiellement acceptés par une grande partie de la population. L’opinion reconnaît et déplore l’existence du sexisme mais ne le rejette pas en pratique, phénomène particulièrement prépondérant chez les hommes interrogés. Ce décalage entre perception, déclarations et pratique a des conséquences tangibles en termes de violence symbolique, physique, sexuelle, économique. Du sexisme quotidien, dit « ordinaire », jusqu’à ses manifestations les plus violentes, il existe un continuum des violences, l’un faisant le lit des autres” (je souligne).
Le sexisme -ordinaire ou extraordinaire- prégnant donc, dans notre société, ainsi que l’inégalité entre les hommes et les femmes, nourrissent une économie marchande et numérique où, pour “mieux vivre”, certaines femmes choisissent de monnayer leur corps ou l’image de leur corps pour satisfaire aux pulsions masculines. En toute liberté. D’autres n’ont pas la chance de choisir.
Freud disait : “La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions”.
Je pense que beaucoup d’hommes gagneraient à aller chez le psy, pour réfléchir aux mille et une manières de sublimer leurs pulsions. #érotisme vs pornographie.
Je crois qu’il faut apprendre aux jeunes gens et aux jeunes filles que le corps est sacré, quoique l'on décide de faire avec. “Mon corps est moi” (Annie Mignard, 1976).
Notre intégrité physique et mentale est notre bien le plus précieux.
*https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_-_rapport_annuel_2023_etat_du_sexisme_en_france.pdf